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De sa dent soudaine et vorace
Comme un chien l'amour m'a mordu...
En suivant mon sang répandu,
Vas, tu pourras suivre ma trace...

Prends un cheval de bonne race,
Pars, et suis mon chemin ardu,
Fondrière ou sentier perdu,
Si la course ne te harasse !

En passant par où j'ai passé,
Tu verras que seul et blessé
J'ai parcouru ce triste monde,
Et qu'ainsi je m'en fus mourir
Bien loin, bien loin, sans découvrir
Le bleu manoir de Rosemonde.

Robert de Bonnières - "Le manoir de Rosemonde"

 

Le long du quai les grands vaisseaux,
Que la houle incline en silence,
Ne prennent pas garde aux berceaux
Que la main des femmes balance.

Mais viendra le jour des adieux,
Car il faut que les femmes pleurent,
Et que les hommes curieux
Tentent les horizons qui leurrent.

Et ce jour-là les grands vaisseaux,
Fuyant le port qui diminue,
Sentent leur masse retenue
Par l'âme des lointains berceaux.

Sully Prudhomme - "Les berceaux"

Parfois, pendant les longues heures,
De la nuit, quand grondent les mers,
On entend des cloches qui pleurent
Dans les rocs aux goémons verts.
Elles sonnent au loin, dans l'ombre,
Le glas des marins trépassés,
Martyrs dont croît toujours le nombre :
La mer n'en a jamais assez.

Cloches sinistres des abîmes
Par vos éternelles clameurs
Croyez-vous expier leurs crimes
Et des veuves tarir les pleurs ?
Vos prières sont des blasphèmes !
La Nature, mère des deuils
Qui brise les nauffragés blèmes
Contre la frange des écueils,

En vain par votre voix adjure
Les veuves et les orphelins
De ceux qu'elle jette en pâture
A la tempête, aux flots félins :
Car tous, pendant de longues heures,
De la nuit, quand grondent les mers,
Maudiront les cloches qui pleurent
Dans les rocs aux goémons verts.

Camille Saint-Saëns - "Les cloches de la mer" 

Une fois, terrassé par un puissant breuvage,
J'ai rêvé que parmi les vagues et le bruit
De la mer je voguais sans fanal dans la nuit,
Morne rameur, n'ayant plus l'espoir du rivage...

L'océan me crachait ses baves sur le front,
Et le vent me glaçait d'horreur jusqu'aux entrailles,
Les vagues sécroulaient ainsi que des murailles
Avec ce rythme lent qu'un silence interrompt...

Puis tout changea...
La mer et sa noire mêlée sombrèrent...
Sous mes pieds s'effondra
Le plancher de la barque...

Et j'étais seul dans un vieux clocher,
Chevauchant avec rage une cloche ébranlée,
J'étreignais la criarde opiniâtrement
Convulsif et fermant dans l'effort mes paupières,
Le grondement faisait trembler les vieilles pierres,
Tant j'activais sans fin le lourd balancement.

Pourquoi n'as-tu pas dit, ô rêve, où Dieu nous mène ?
Pourquoi n'as-tu pas dit s'ils ne finiraient pas
L'inutile travail et l'éternel fracas
Dont est faite la vie, hélas la vie humaine ?

François Coppée - "La vague et la cloche"