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Soulève ta paupière close
Qu'effleure un songe virginal ;
Je suis le spectre d'une rose
Que tu portais hier au bal.
Tu me pris encore emperlée
Des pleurs d'argent de l'arrosoir ;
Et parmi la fête étoilée
Tu me promenas tout le soir.
Oh toi, qui de ma mort fut cause,
Sans que tu puisses le chasser,
Toutes les nuits mon spectre rose
A ton chevet viendra danser.
Mais ne crains rien, je ne réclame
Ni messe ni De Profundis ;
Ce léger parfum est mon âme,
Et j'arrive du Paradis.
Mon destin fut digne d'envie,
Et pour avoir un sort si beau
Plus d'un aurait donné sa vie,
Car sur ton sein j'ai mon tombeau,
Et sur l'albâtre ou je repose
Un poète avec un baiser écrivit :
Ci-gît une rose que tous les rois vont jalouser.

Théophile Gautier - "Le spectre de la Rose" 

 

 

Si j'étais, ô mon amoureuse,
La brise au souffle parfumé,
Pour frôler ta bouche rieuse
Je viendrais craintif et charmé.

Si j'étais l'abeille qui vole
Ou le papillon séducteur,
Tu ne me verrais pas, frivole,
Te quitter pour une autre fleur.

Si j'étais la rose charmante
Que ta main place sur ton coeur,
Si près de toi toute tremblante
Je me fanerais de bonheur.

Mais en vain je cherche à te plaire,
J'ai beau gémir et soupirer
Je suis homme, et que puis-je faire ?
T'aimer... te le dire... et pleurer !

Gabriel Marc - "Sérénade"

Je veux bâtir pour toi, Madone, ma maîtresse,
Un autel souterrain au fond de ma détresse,
Et creuser dans le coin le plus noir de mon cœur,
Loin du désir mondain et du regard moqueur,
Une niche, d'azur et d'or tout émaillée,
Où tu te dresseras, Statue émerveillée.

Avec mes Vers polis, treillis d'un pur métal
Savamment constellé de rimes de cristal,
Je ferai pour ta tête une énorme Couronne;
Et dans ma Jalousie, ô mortelle Madone,
Je saurai te tailler un Manteau, de façon
Barbare, roide et lourd, et doublé de soupçon,
Qui, comme une guérite, enfermera tes charmes ;
Non de Perles brodé, mais de toutes mes Larmes !

Ta Robe, ce sera mon Désir, frémissant,
Onduleux, mon Désir qui monte et qui descend,
Aux pointes se balance, aux vallons se repose,
Et revêt d'un baiser tout ton corps blanc et rose.
Je te ferai de mon Respect de beaux Souliers
De satin, par tes pieds divins humiliés,
Qui, les emprisonnant dans une molle étreinte,
Comme un moule fidèle en garderont l'empreinte.

Si je ne puis, malgré tout mon art diligent,
Pour Marchepied tailler une Lune d'argent,
Je mettrai le Serpent qui me mord les entrailles
Sous tes talons, afin que tu foules et railles,
Reine victorieuse et féconde en rachats,
Ce monstre tout gonflé de haine et de crachats.

Tu verras mes Pensées, rangés comme les Cierges
Devant l'autel fleuri de la Reine des Vierges,
Etoilant de reflets le plafond peint en bleu,
Te regarder toujours avec des yeux de feu ;
Et comme tout en moi te chérit et t'admire,
Tout se fera Benjoin, Encens, Oliban, Myrrhe,
Et sans cesse vers toi, sommet blanc et neigeux,
En Vapeurs montera mon Esprit orageux.

Enfin, pour compléter ton rôle de Marie,
Et pour mêler l'amour avec la barbarie,
volupté noire ! des sept Péchés capitaux,
Bourreau plein de remords, je ferai sept Couteaux
Bien affilés, et, comme un jongleur insensible,
Prenant le plus profond de ton amour pour cible,
Je les planterai tous dans ton Cœur pantelant,
Dans ton Cœur sanglotant, dans ton Cœur ruisselant

Baudelaire - "A une Madone"